[interview] Le masque en entreprise, "ne surtout pas se dire que ce n'est pas la peine d'en discuter puisque c'est obligatoire"

[interview] Le masque en entreprise, "ne surtout pas se dire que ce n'est pas la peine d'en discuter puisque c'est obligatoire"

08.09.2020

HSE

Comment faire pour que le masque soit bien accepté et ainsi correctement porté ? Pour Liên Wioland, de l'INRS, il est important que les salariés adhèrent au port du masque. Elle nous détaille le processus d'acceptation et milite pour que le sujet soit abordé collectivement dans les entreprises.

 

Une poignée de manifestants antimasques se sont réunis à Paris le 29 août 2020. Ils étaient un peu plus nombreux à Londres et plusieurs dizaines de milliers à Berlin. L'utilité du port du masque pour lutter contre l'épidémie de coronavirus est pourtant démontrée. C'est que l'acceptation dépend de plusieurs facteurs. Liên Wioland, Mireille Lapoire-Chassat et Sandrine Chazelet, de l'INRS, les ont synthétisés dans un article en juin dernier.

Depuis, le port du masque est devenu obligatoire en entreprise en quasi toutes circonstances. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour ne plus s'intéresser à la question. L'adhésion à ce nouvel équipement garantit davantage qu'il soit porté correctement et évite un éventuel coût psychologique.

 

 Liên Wioland est docteure en ergonomie cognitive, et responsable d'études au département Homme au travail de l'INRS. Elle a notamment beaucoup travaillé sur les exosquelettes et leur acceptation par les salariés.

 
Certains salariés ont du mal à adhérer au port du masque. Quels sont les facteurs d’acceptation d’un nouvel équipement ou outil de travail en général ?

Liên Wioland : La question est étudiée assez largement en psychologie et en ergonomie. J’ai travaillé, pour ma part, sur les exosquelettes. Mais des logiques peuvent s’appliquer au masque. L’acceptation repose sur au moins six dimensions : l’utilité, l’utilisabilité, l’organisation, les affects, l’influence sociale et l’identité professionnelle. Elles interagissent entre elles. Et l’acceptation est dynamique : un jour on peut rejeter le système, l’accepter quatre mois après, puis à nouveau le rejeter.  Elle n’est donc pas pérenne mais fragile. Si pour chaque dimension, on dit vert pour acceptation et rouge pour rejet, l’idée n’est pas d’avoir tout au vert mais de trouver un équilibre qui fasse basculer la balance vers l’acceptation. Les études que l’on conduit montrent que toutes les dimensions n’ont pas le même poids et qu’il n’existe pas de recette magique pour trouver l’équilibre, c’est complètement dépendant de l’entreprise et de la situation de travail.

L'utilité du masque pour se protéger et protéger les autres du virus est prouvée donc on peut imaginer que la dimension d’utilité est facilement au vert, non ?

Liên Wioland : L’utilité c'est : en quoi le salarié va penser que c’est utile. Pour cela, il faut qu’il ait pu clairement appréhender le risque en amont. Or, le contexte ne l’y aide pas. D’abord, c’est un nouveau virus. Les scientifiques continuent d’apprendre des choses tant sur les façons dont il se propage que sur ses effets. Les connaissances ne sont pas très stables donc c’est un peu flou pour le tout-venant. Ensuite, sans revenir sur la polémique, au début on a eu des messages un peu chaotiques. En plus, c'est un risque invisible, contrairement à la chute de hauteur, par exemple. Le fait que le temps d'incubation peut être un peu long renforce encore la complexité de cette prise de conscience.

Qu’est-ce l’utilisabilité ?

Liên Wioland : C’est la façon dont l'opérateur pense que l’équipement ne va pas lui demander d'effort, ne va pas être pénible ou contraignant. Ici, c'est : est-ce pratique de porter un masque ? Il peut y avoir une différence entre l’utilisabilité perçue par les concepteurs et l’utilisabilité réelle. Les systèmes sont souvent testés sur un tout petit nombre d’opérateurs, donc les concepteurs vantent la facilité d’utilisation alors que c’est totalement différent pour ceux qui travaillent avec.   

Peut-il y avoir aussi une différence entre l’utilisabilité réelle et celle perçue au premier abord par le salarié ? Une sorte d’a priori négatif sur la praticité, en somme.

Liên Wioland : Oui. Nous le voyons très bien avec les exosquelettes, par exemple. Il peut y avoir d’emblée des points bloquants sur cette dimension. Pour le masque cela serait : "on ne va pas voir mes expressions" ou encore "je ne vais pas pouvoir parler". En général, après une phase d’apprentissage, les opérateurs s’approprient le système. Nous n’avons pas de donnée sur le masque mais je pense que c’est la même chose.

Vous parlez aussi d'une dimension organisationnelle. De quoi s’agit-il ?

Liên Wioland : C’est l’engagement organisationnel de l'entreprise. Pour le masque, cela suppose de communiquer, non pas seulement sur l'obligation de le porter, mais aussi sur la situation pandémique, les différents modèles éventuellement disponibles, et de proposer de les tester, par exemple. L’organisation et l’encadrement ont un rôle pour sensibiliser, informer et former à l’utilisation du masque. D’ailleurs, une étude à l’étranger montre que le port du masque dans les hôpitaux, alors qu’il pourrait sembler évident, ne l’était pas tant que cela si l’organisation ne l’accompagnait pas.

Les affects jouent aussi dans l’acceptation.

Liên Wioland : Il existe des affects de premier niveau. Pour le masque cela serait de le trouver joli, ou pratique parce que personne ne nous voit, par exemple. À l’inverse, on peut avoir l’angoisse de ne pas respirer avec. C’est une dimension qui dépend beaucoup des autres. L’utilisabilité peut faire basculer l’affect, par exemple.

Que pouvez-vous nous dire de l’influence sociale ?

Liên Wioland : Le regard de l’autre est important dans le processus d’acceptation. C’est une dimension qui peut varier aussi. Il y a trois mois, quand on portait un masque, le regard des autres sur nous pouvait être perturbant, on recevait parfois des remarques. À l’inverse, aujourd’hui, la personne qui ne porte pas de masque est fixée par les autres. Plus les gens portent le masque plus ils entrainent les autres à le porter.

Vous parlez aussi d’identité professionnelle. C’est une dimension de long terme, non ? Est-il possible de jouer dessus dans l’urgence, comme en ce moment ?

Liên Wioland : Je ne sais pas. On touche à des choses profondes, culturelles, donc c'est difficile de jouer dessus mais c’est une question incontournable quand même parce qu'en parler permet de travailler dessus. Une institutrice, par exemple, peut ne plus se retrouver dans son métier en portant le masque. Mais en parler collectivement permet de démarrer un processus de modification de l'identité professionnelle puisque dès lors qu’on en parle, nous ne sommes plus l’exception dans la profession. Collectivement les salariés d'une même entreprise ou d'une même profession peuvent faire évoluer cette identité.

Dès lors que le masque est obligatoire, pourquoi jouer sur ces critères d’acceptation ? Quel est l’intérêt d’obtenir l’adhésion du salarié ?

Liên Wioland : Il ne faut surtout pas se dire que ce n'est pas la peine d'en discuter puisque c'est obligatoire. Quand on nous oblige à utiliser quelque chose seulement parce que c'est utile mais qu’on ne le veut pas, on se force. Cela a un coût, qui peut être psychologique, voire toucher à l’efficacité. Travailler sur les dimensions d’acceptabilité permet de soulager ce coût. Faire adhérer, c’est aussi améliorer la prévention. Par exemple, l’adhésion garantit davantage que le masque soit porté correctement. En parler collectivement permet d’aborder d’autres questions et débats, sur d’autres risques peut-être.

Comment s’y prendre ?

Liên Wioland : Nous avons récapitulé dans un tableau des exemples de questions pour aider à faire le point avec les salariés et instaurer un dialogue [voir pièce jointe, ndlr]. Cet outil, qui peut être intégré à une démarche de prévention, devrait permettre aux employeurs de balayer toutes les dimensions qui interviennent et donc d’identifier les points bloquants ou à l’inverse ceux qui favorisent l’acceptation. Il est expérimenté en ce moment, nous attendons les remontées du terrain. Comme l’acceptation est évolutive, il faut assurer un suivi de la question et donc l’idée est de soumettre ce guide d’entretien plusieurs fois, au cours de l’année par exemple.

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Pauline Chambost
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